Bruxelles, le 10 novembre 2015. Il est 10 h. Aux normes des Philippines en tout cas, car l’aiguille de ma montre penche plutôt vers la demie. J’ai devant moi deux femmes qui n’ont de toute évidence pas la langue dans la poche. Je ne suis pas frappée par leur stature, mais bien par leurs histoires poignantes, leur accent truculent et leur enthousiasme débordant. Sans parler bien sûr de leur volonté et de leur engagement exemplaires. Obeth et Gert entrent immédiatement dans le vif du sujet. Je m’empresse donc de leur poser ma première question.
Ce week-end, cela fait exactement deux ans que le typhon Haiyan a ravagé les Philippines. Quelle est situation aujourd’hui ?
Obeth : Samedi, les survivants ont organisé des marches à différents endroits du pays (Manille, Roxas City et Tacloban), car la plupart des victimes n’ont pas encore reçu d’Emergency Shelter Assistance, c’est-à-dire d’aide financière de la part du gouvernement. Les autorités n’ont pas non plus de plan ou de programme de réhabilitation. De nombreuses personnes vivent toujours dans des tentes et n’ont aucune perspective d’amélioration. En effet, de par leur situation, elles n’ont pas droit à cette aide. C’est le cas de tous ceux qui ont de la famille à l’étranger, qui sont en mesure de travailler ou qui vivent simplement dans ce que l’on appelle une « no-dwelling zone », c’est-à-dire une zone où il est interdit d’habiter. Bref, ces catégories englobent presque tous les habitants. Elle ricane.
Quelles sont les mesures prises par Gabriela afin de faire bouger les choses.
Gert : Nous essayons de sensibiliser le gouvernement en organisant des campagnes, des actions et des manifestations. Les habitants de certaines régions ont déjà reçu une aide financière, car nous avons forcé les autorités à la leur donner. Nous essayons aussi d’instaurer un dialogue et continuons à proposer un soutien psychologique à la population. Nous organisons des ateliers au cours desquels nous posons des questions aux victimes. Nous leur donnons ainsi la possibilité de parler de leur traumatisme et de se soulager.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappées après le passage d’Haiyan ?
Gert : J’ai vraiment été touchée par la solidarité entre les plus démunis. Les habitants des régions sinistrées sont très pauvres. Pourtant, ils n’hésitent pas à donner le peu qu’ils ont à ceux qui en ont encore plus besoin qu’eux, même s’il ne s’agit que d’une paire de chaussettes ou d’une poignée de riz. Tous ont été victimes de cette catastrophe. Malgré cela, ils viennent en aide aux autres dès qu’ils le peuvent. Dans de tels moments, les gens font preuve d’inventivité.
Gert : J’ai aussi été émue par l’histoire de Roxanne. Haiyan a coûté la vie à cinq membres de sa famille : sa sœur, son mari et ses enfants. Lorsque les corps ont été retrouvés, il n’y avait plus de cercueil pour les enterrer. Elle voulait pourtant le faire coûte que coûte, pour être certaine qu’ils reposent en paix et aller de l’avant. Ce n’est qu’après avoir raconté son histoire lors de l’un des council meetings de Gabriella qu’elle a pleuré pour la première fois. Elle était restée forte pour les autres victimes. Lorsqu’elle s’est assise à côté des autres femmes et qu’elle a partagé son histoire, elle a enfin pu laisser libre court à ses émotions.
Obeth : Vous voyez que les gens ne se laissent pas abattre par l’adversité. Les catastrophes naturelles sont hélas fréquentes aux Philippines. Les habitants ont l’habitude d’aller de l’avant. Ils n’attendent pas que le gouvernement intervienne. Ils prennent leur destin en main. Si les médias de masse belges parlent des victimes et de l’aide dont ils ont absolument besoin, ils ne montrent cependant pas qu’à notre manière, nous prenons aussi les choses en main.
J’ai aussi lu que les activistes étaient de plus en plus menacés...
Obeth : En effet, les risques ont augmenté. On vous suit. On sonne la nuit à votre porte, on vous envoie des SMS anonymes pour vous dire qu’on sait ce que vous manigancez. On vous épie et on vous surveille.
Comment gérez-vous cette situation ?
Gert : Vous ne pouvez pas vous laisser intimider. Vous devez agir et vous faire entendre, sinon vous devenez une proie facile. Vous devez en parler, diffuser le plus d’informations possible, ne pas vous laisser museler et ne pas faciliter la tâche au gouvernement. Mais il faut aussi vous montrer prudent. S’il fait déjà noir lorsque nous rentrons chez nous, nous nous faisons escorter par un garde du corps.
Comment arrivez-vous à rester aussi dynamiques et optimistes ?
Gert : Regarde d’un air étonné, comme si c’était évident. Ce qui nous motive, c’est de voir que les autres se mobilisent. Nous refusons de nous résigner. En menant une action collective, nous envoyons un signal fort. Nous prenons nos vies en main. Plus les gens rejoindront Gabriela dans ses efforts, plus nous aurons d’influence. C’est l’inaction qui poserait problème.
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